L'AFRIQUE et le triangle dramatique de Karpman.
- sergemenye
- 6 nov.
- 3 min de lecture

Le triangle de Stephen Karpman, connu sous le nom de triangle dramatique, est un modèle de dynamique relationnelle qui met en scène trois rôles récurrents : le Sauveteur, le Persécuteur et la Victime. Pensé initialement pour analyser les interactions entre individus, cet outil de psychologie trouve pourtant un écho saisissant dans les relations internationales, et plus particulièrement dans les rapports que l’Afrique entretient avec le reste du monde.
Dans le modèle de Karpman, le Persécuteur incarne le besoin de dominer, de contrôler ou d’humilier autrui. Ses actions, empreintes d’agressivité, reposent sur la critique et la contrainte. Transposée à l’échelle géopolitique, cette figure évoque immédiatement pour de nombreuses personnes, le monde occidental colonisateur, avec son héritage de domination économique, culturelle et militaire. C’est le visage d’un Occident qui, sous des dehors civilisateurs ou moraux, a longtemps imposé sa vision, ses institutions et ses intérêts, souvent au détriment des peuples africains, et continue encore aujourd'hui.
La Victime, quant à elle, représente l’état de détresse et la dépendance émotionnelle. Elle se perçoit comme impuissante, subissant le monde au lieu d’en être actrice. Dans cette lecture, le continent africain endosse souvent ce rôle : se plaignant à juste à titre de ses blessures historiques, de la spoliation de ses ressources, mais peinant à se défaire d’une posture d’attente. Les discours dominants – qu’ils proviennent de dirigeants africains, de diasporas ou d’intellectuels – oscillent fréquemment entre la dénonciation du passé et la quête d’un sauveur extérieur, qu’il soit occidental, chinois ou russe.
Le Sauveteur, enfin, incarne la bienveillance trompeuse. Il se veut protecteur, défenseur, dispensateur d’aide. Mais en agissant à la place d’autrui, il entretient la dépendance et empêche l’émancipation. C’est la figure typique de la charité internationale, des grandes ONG occidentales, mais aussi des nouvelles puissances “amies” — Chine, Turquie, Russie — qui, sous couvert d’aide et de partenariat, cherchent avant tout à consolider leurs intérêts stratégiques sur le continent. Derrière la main tendue se dissimule souvent la mainmise.
Ce qui rend le triangle de Karpman particulièrement éclairant, c’est la permutation constante des rôles. Le Sauveteur peut devenir Persécuteur dès qu’il retire son aide ou impose ses conditions ; la Victime peut devenir Persécuteur dès lors qu’elle instrumentalise sa souffrance pour manipuler ou culpabiliser autrui. Ainsi, l’Afrique, oscillant entre plainte et revendication, peut reproduire envers elle-même ou ses voisins le même schéma d’oppression qu’elle dénonce. Et les puissances étrangères, se présentant comme des sauveurs, deviennent à leur tour les nouveaux persécuteurs.
Ce triangle dramatique est un cycle auto-entretenu. Il se répète indéfiniment car chacun y trouve une forme de satisfaction psychologique : la Victime se sent reconnue dans sa souffrance, le Sauveteur se valorise dans son rôle de bienfaiteur, et le Persécuteur se rassure dans sa domination. À l’échelle des relations internationales, ce mécanisme perpétue un déséquilibre structurel où le conflit devient la norme, où l’aide remplace la responsabilité, et où la plainte tient lieu de projet politique.
Sortir du triangle de Karpman exige un changement de posture radical : ne plus se percevoir comme victime, ne plus chercher de sauveur, ne plus accepter de persécuteur. Cela signifie, pour l’Afrique, redevenir sujet de sa propre histoire — décider, produire, penser et agir par elle-même. L’autonomie, dans cette perspective, n’est pas un slogan mais une thérapie collective. C’est le passage de la dépendance à la souveraineté, du réflexe plaintif à la maturité politique.
Car, comme dans toute relation toxique, tant que l’Afrique continuera à se voir comme victime ou à espérer le secours d’un autre, elle demeurera prisonnière du triangle dramatique. Mais dès qu’elle se reconnaîtra comme actrice pleine et entière, elle pourra enfin en sortir — et redéfinir, sur la scène mondiale, les termes mêmes de sa dignité et de sa liberté.





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